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Ombres et lumières sur la Grand'Place

Publié le 01 octobre 2025  

Le XIXème siècle reconnaît à la Grand’Place de Lille (ancienne Place du Marché, puis Grand Marché, puis Place d’Armes) le mérite de donner vie et âme à la Cité en centralisant sur son pavé les entrées, les cortèges de tout genre, les boums-boums, les musiques et les chars de Carnaval.

Aujourd’hui encore, nous savons que cet endroit extraordinaire qui englobe la Petite Place ou Place du Théâtre est capable « de se mettre dans tous ses états ». Mais si nous voulons retrouver son histoire, en promeneurs attentifs, au-delà des émotions, il nous faut aller aux limites extrêmes de ce qui fut le Grand Marché aux origines de la ville alors que la Vieille Bourse et le Beauregard n’existent pas encore. L’espace dégagé de constructions est alors deux fois plus grand que celui d’aujourd’hui et tout commence au carrefour de ces voies anciennes que sont la rue Esquermoise, la rue de la Grande Chaussée et la rue de Paris.

Au nord-ouest de la Grand’Place

L’église dédiée à Saint-Etienne est déjà citée comme paroisse en 1066 dans l’acte de fondation de la collégiale Saint-Pierre. Le grand portail s’ouvrait rue Esquermoise (en face de l’actuelle rue Saint-Etienne) alors que le choeur et l’abside étaient dirigés vers la Grande Chaussée. Démolie et reconstruite au XIIIème et XVème siècles, en 1519 « on mettra jus » son clocher pour la construction d’une massive tour carrée à étage où les piles de maçonnerie supportent une flèche peu élancée.

L'église Saint-Etienne, en bordure de Grand Place, Lille
L'église Saint-Etienne, en bordure de Grand Place, Lille

Le mur du cimetière entourant l’église était la limite septentrionale du Grand Marché. C’est là que pour la foire de Lille, l’une des "cinq fiestes de Flandre", s’assemblent les marchands pelletiers. Dans sa « Chronique d’une maison lilloise racontée par ses parchemins » QuarreReybourbon, libraire au Soleil d’Or, écrira que c’est par besoin d’embellir cet endroit qu’en 1455 la Chambre des Comptes et l’Échevinage s’entendent pour donner en arrentement pour cent ans à divers particuliers des terrains appartenant au domaine public et contigus aux murs du cimetière. C’est sur une partie du cimetière que les marguilliers ouvriront en 1556 la rue du Curé. À l’angle de cette rue et de la rue Esquermoise (pharmacie) en 1535, Jean Ruffault, seigneur de Lambersart, trésorier de Charles Quint, avait fait bâtir la chapelle dite de Jésus où il sera enterré sur la tombe de ses ancêtres. Après avoir reçu en 1651 la Vierge du Joïel et le Cierge des Ardents, le sanctuaire sera dédié à Notre-Dame de Lorette. C’est là que le 30 avril 1789 Charles-Marie-Désiré Le Thierry, écuyer, seigneur d’Ennequin épousera Catherine Virnot. On dit que ce jour-là, dans un triste printemps révolutionnaire, le pain manquait à Lille et pour ne pas attirer l’attention des malveillants, les personnes qui assistèrent au repas de noces durent apporter le pain qui leur était nécessaire.

Le clocher de l’église Saint-Etienne servit bien souvent de beffroi à la ville. C’est ainsi qu’en 1601, l’équilibre du beffroi causant de vives inquiétudes, il fallut déménager les cloches. Saint-Étienne reçut l’horloge de la ville avec ses quatre cadrans, le guetteur, et parmi les cloches le carillon Vigneron qui sonnait chaque matin, « Joyeuse » qui sonnait les heures, et « Emmanuel », trop grosse pour le beffroi, qui marquait les réjouissances publiques.

Une aquarelle du manuscrit Pourchez nous plonge en 1729 quand la ville se réjouit de la naissance de Mgr le Dauphin. « Mrs les Magistrats passent sur la place dans un cortège magnifique pour aller rendre grâces à Dieu… Pendant ce temps le nommé Druon, couvreur d’écailles, est monté sur la tour de Saint-Étienne de la hauteur de 130 pieds où il tourne un drapeau aux armes du Dauphin. Le peuple éclata par des cris… et Mrs les Magistrats récompensèrent celui qui a tourné le drapeau ».

Aquarelle du manuscrit Pourchez, 1729 : la ville se réjouit de la naissance de Monseigneur le Dauphin
Aquarelle du manuscrit Pourchez, 1729 : la ville se réjouit de la naissance de Monseigneur le Dauphin. En arrière-plan, on distingue l'église Saint-Etienne, disparue au cours des bombardements du siège de 1792.

Face à la taverne de Tenremonde, on aperçoit un petit monument appelé la Croix Saint-Étienne ou la Fleur de lys. C’était une colonne de pierre terminée par une fleur de lys surmontée d’un crucifix de cuivre. Elle était ornée de deux bas-reliefs en pierre douche, représentant d’un côté "Nostre Seigneur faisant oeuvres de bon pasteur, allentour de ses brebis, et s’opposant aux loups, et de l’autre Saint-Étienne lapidé".

Sans cesse embellie, l’église halle à cinq nefs et cinq travées « d’un beau gothique » que la révolution avait surmontée d’un bonnet phrygien sera détruite dans la nuit du 29 au 30 septembre 1792 par les boulets rouges que lançait l’ennemi autrichien. Il semble qu’avec l’église disparaît un peu de La Grand’Place du Moyen-Age, le temps des tournois, des joyeuses entrées et des fêtes de l’Epinette.

En longeant la rue de la Bourse vers la Grande-Chaussée les façades du contour Saint-Etienne sont parmi les plus originales de la ville. Construites après le rattachement de Lille à la France, elles sont bien lilloises avec leurs décorations de grotesques et d’amours joufflus qui se tournent le dos quand vous passez chez le voisin !

Derrière ces façades, en 1885, les fouilles qui espéraient retrouver l’église seront décevantes devant un terrain remué lors de la démolition des ruines où l’on avait extrait tous les matériaux utilisables.

A l’entrée de la rue Lepelletier, en 1677, le marchand pelletier Jean Baptiste Cardon fera de la décoration de sa façade une manière d’enseigne où les amours enlacent un cerf. Nous découvrons au rez-de-chaussée de cette maison une ancienne entrée secondaire de l’église avec des voûtes nervurées dont les clefs sont à fleurs de lys, emblème de la ville.

À l’entrée de la « Grant Cauchie qui va vers le Castrum » la belle enseigne du Bras d’Or nous permet d’évoquer une extraordinaire maison de bois signalée dès 1502, dans les archives communales. Au-dessus du rez-de-chaussée se superposaient trois étages en surplomb coiffés d’un grenier plafonnant à quarante pieds au-dessus du sol. Le 26 avril 1631, Mathias Petyt est chargé par le Magistrat de redresser et d’étançonner « le Bras d’Or » qui supportait « tout le faix des aultres bastimens ». La maison, malgré ces précautions, s’affaissa sous le poids des ans en 1763. Elle sera rebâtie « en dur » et gardera son enseigne fixée sur le balcon du premier étage (sur les origines de cette enseigne, voir article paru dans notre bulletin de mars 2009, page 17). Cette maison fut toujours à usage de commerce. En 1622 c’est l’officine d’un apothicaire « désireux de vendre par débit malvoisie et autres vins délicieux… pour accommoder les personnes malades ». Il y eut aussi des imprimeurs dont le plus notoire fut Nicolas De Rache (1642-1686).

Au Moyen-Âge, on appelait bradeurs des marchands de viande et de harengs cuits. Du mot flamand « braaden » qui veut dire rôtir, les Lillois ont fait le verbe brader. En août 1466 deux cabaretiers-rôtisseurs de La Grande Chaussée obtiendront l’autorisation de faire leurs installations, en temps de foire, sur la voie publique. Ils seront suivis par les bourgeois et les particuliers qui exposeront à la vente à leurs portes ce qui encombrait leurs greniers ; la braderie de Lille était née.

A la limite Est du Marché

Abordons la limite Est du Marché. Au Moyen-Âge, en nous mettant à l’entrée de l’actuelle rue Lepelletier, nous voyons à notre gauche, côté pair, tout un ensemble de façades à pignons à pas de moineaux appelé rang à poteries. On aperçoit au fond la Halle Échevinale et le Beffroi à l’emplacement de la rue Faidherbe, la chapelle des Ardents et la Fontaine au change à l’emplacement de la Vieille Bourse.

Isolé au beau milieu de la place se dresse un belvédère, un mirador, que Philippe le Bon désignera comme Beauregard. Au Moyen-Âge l’expression « entre le cange et le hale » désignait l’espace compris entre le rang des verswardiers ou détailleurs de draps (soit 14 parcelles bien régulières à l’emplacement du rang du Beauregard actuel) et le groupe des échoppes au change où étaient établis le Rewart et le Prévot. La chocque du Beauregard sera vendue à la ville en 1564 ; cent ans plus tard la ville ayant besoin d’argent pour construire les casernes des Buisses la vendra à son tour. Lorsque le belvédère fut abattu, les Lillois s’aperçurent que le marché était ainsi « beaucoup plus vaste et commodieux » ; ce fut un grand discours parmi le peuple pour qu’on ne réédifiât pas le Beauregard et le Magistrat partagera cet avis.

Ce passé marchand de la ville s’imposera toujours à la fin du XIXème siècle dans une nouvelle Chambre de Commerce qui encadre la voie nouvelle qui va vers Roubaix et Tourcoing. Les artisans de ce nouveau Lille « grand et beau » au centre de la ville seront le Maire Charles Delesalle, le Président de la Chambre Edmond Faucheur, l’architecte Louis Cordonnier et Alfred Descamps, véritable maître d’oeuvre du Palais de La Bourse dont la première pierre sera posée le 15 avril 1910.

Avant les démolitions de 1907
Avant les démolitions de 1907

Mais déjà au mois de septembre 1907, avec la perspective d’un Grand Théâtre, les démolitions sont très actives sur la Petite Place dont tout le côté pair sera démoli du numéro 68 au 28 de la place. Disparaîtra aussi un vieux quartier d’un autre âge avec la rue des Suaires (des cordonniers et des savetiers installés là au Moyen-Âge), la rue des Oyers (qui désigne sans doute à Lille la rue des fontainiers ou des cureurs d’égouts), la minuscule place des Guinguants et la rue du Bois Saint-Etienne. L’espace dégagé deviendra donc, il y a cent ans, un immense chantier de fouilles et sous le titre « Lille, cité antique » le journaliste de l’Écho du Nord devient lyrique : « Quand le piétinement des passants et le roulement des voitures prochaines s’atténuent, on peut, en s’attardant sur un coin de trottoir et en laissant errer ses regards sur le quartier fraîchement rasé, se croire non pas au centre d’une des plus riches cités industrielles de l’occident mais dans les fouilles de quelque cité antique ; une suite de voûtes reposant sur de puissantes fondations, un mystérieux alignement de colonnettes tout cela est un spectacle de ruines d’une rare beauté ».

En effet, les découvertes archéologiques sont surprenantes, savamment consignées par les membres de la Commission Historique avec un album de photographies de l’architecte Émile Dubuisson. C’est ainsi que l’archéologue Rigaux, près de l’ancien Poids Public, retrouve les murailles de la vieille prison du Roi construite sous Charles Quint. Au 16 rue des Suaires, en retour du coin de la rue du Bois Saint-Étienne, dans les sous-sols, une porte aux piedroits en grès donnait accès à un cachot dont le soupirail offrait des traces de scellements. À l’intérieur de grosses barres de fer sont engagées dans la muraille et il y avait là des entraves et des menottes dans les remblais qui avaient servi à combler ce cachot.

François Chon se souvient : « J’habitais au second étage n°22 de la Place du Théâtre un simple appartement de garçon… De mes fenêtres, je voyais, à la droite du Théâtre, près de l’Hôtel du Commerce ou de la Cloche, la cave des 4 Marteaux et de ses incomparables couquebacques. C’était surtout les soirs de spectacle que la cave des 4 Marteaux regorgeait d’amateurs : beaucoup entendaient sonner la fin de l’entracte et s’en retournaient à vide comme ils étaient venus lorsque la faiseuse de couquebacques, bien proprette avec un tablier d’une éclatante blancheur, plongeait sa cuiller plate dans la pâte liquide, puis en rond sur la tôle chauffée, une interminable queue se pressait à l’entrée ».

La nouvelle rue Faidherbe
La nouvelle rue Faidherbe

Au débouché de la rue de Paris, en limite sud du Marché

Le percement de la rue Faidherbe en 1870 mais aussi les bombardements de la Première Guerre Mondiale bouleverseront profondément le paysage. La rue de Paris, ancienne rue des Malades est l’axe premier, essentiel de la traversée de la ville ; à son débouché il y eut longtemps la Halle Échevinale. En 1573, une Neuve Halle de Fayet dominera de toute la hauteur de ses pignons latéraux en gradins sur le ciel des bâtiments du XIIIème et du XVème siècles. Son beffroi reconstruit en 1442 est une curieuse flèche de charpente formée de cônes emboîtés avec à mi-hauteur l’horloge et la chambre des cloches. En 1664, le Magistrat abandonnera la halle pour Rihour mais la façade à grands pignons de la Neuve Halle dans le café Lalubie ne disparaîtra que lors du percement de la rue Faidherbe. On remarquait alors derrière la tabagie dans une cour intérieure des restes d’architecture gothique.

Le café Lalubie, visible à gauche de cette photographie
Le café Lalubie, visible à gauche de cette photographie (avant 1870)

Pour François Chon : « Quand la rue de la gare n’existait pas, l’espace aujourd’hui découvert était en partie rempli par le café-restaurant Lalubie, le plus renommé de la ville, et un magasin d’épiceries très achalandé, celui de M. Constandt-Becquet. Sur la place du Théâtre, à peu près là où brille le Café Jean, débouchait un vilain passage sans toit qu’on appelait les Halles, bordé des deux côtés par de petites boutiques presque toutes de merceries ou de lingeries, où s’approvisionnaient les gens de la campagne. On y remarquait aussi notamment la fabrique de M. Delespaul, dont la machine à vapeur, avec un superbe balancier, fonctionnait à la vue des badauds derrière la vitrine. Le passage aboutissait au malodorant marché aux poissons et au cloaque infect du trou aux anguilles ».

La construction de la Bourse en 1652 donnera naissance à la rue des Manneliers. Celle-ci doit son nom aux fabricants de mannes ou paniers qui occupaient presque toutes les caves et les maisons du côté opposé à la Bourse. En 1874, élargie, elle présente un nouvel alignement. Certains propriétaires supporteront avec fierté et élégance le voisinage écrasant du chef d’oeuvre de Julien Destrée.

De retour sur la Grand’Place, en prenant de la hauteur, la carte postale Belle Époque est particulièrement harmonieuse. Nous pouvons y admirer "les maisons à triangles" à l’entrée de la rue Neuve de l’Épinette, les bâtiments de la Grand Garde construits en 1717 en remplacement des nouvelles Boucheries dont la Halle devint le Marché Saint-Nicolas et surtout les locaux de l’Écho du Nord. Son directeur, Gustave Dubar entreprendra de grands travaux sur 2.000m2 confiés à l’architecte Maillard aidé du statuaire Boutry et du peintre D’Espouy. Cette façade accompagne bien les maisons voisines. Au même endroit, dès le début des années trente, Jean Dubar aura moins de chance dans les travaux d’agrandissement de son journal confiés cette fois aux architectes Willoqueaux, Laprade et Bazin avec un projet traditionnel et régionaliste qui déséquilibre un peu la Grand’Place.

Le rang ouest de la place a toujours été simplement le rang des cafés et des cercles de négociants.

Le percement de la rue Nationale en 1862 fera disparaître la rue de La Nef et la rue de Tenremonde. Aujourd’hui, les caves du Damier et de l’Ange n’existent plus, derniers vestiges des cabarets-auberges. En 1970, s’inspirant du tableau de Watteau « la Procession de Lille », les architectes restitueront avec bonheur pour le Furet du Nord les façades de deux maisons XVIIIème siècle. Actuellement, à l’entrée de la rue Esquermoise, face au contour de l’ancienne église Saint-Etienne un chantier important va redonner vie à une maison déjà citée au Moyen-Age.

Oui, au coeur de l’Histoire de Lille, la Grand’Place ne cesse de nous surprendre. En bons flâneurs de la vie qui vont « le nez au vent et les mains derrière le dos… », prouvons que nous l’aimons en étant sensibles au quotidien, à son architecture et à son ordonnance.

Cet article est extrait de notre bulletin d'octobre 2010, que vous pouvez vous procurer par correspondance, ou en vous rendant dans notre local de la rue de la Monnaie.

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