Rue de la Monnaie, Lille a retrouvé ses pignons
Publié le 15 octobre 2008
Mis à jour le 11 janvier 2023
Le piquetage des enduits, réalisé il y a quelques années, mit au jour les grandes arches de grès du rez-de-chaussée et les arcs de fenêtre à claveaux taillés en pointe de diamant caractéristiques de l’architecture lilloise de la première moitié du XVII°. L’architecte en charge de la restauration, Henry Wibaux, a décidé, avec le soutien de l’Architecte des Bâtiments de France de reconstruire les deux pignons disparus de ces maisons.
Les immeubles appartenaient vraisemblablement à un ensemble de quatre. L’existence d’un quatrième arc à gauche est attestée par une cuillère de bas de chanfrein sculptée dans la pile de grès. Le chaînage alterné de brique et pierre du premier tableau de droite au premier étage correspondrait au piédroit gauche d’une baie disparue. Les belles façades arrières sont de la même époque, l’une est parallèle à la rue de la Monnaie, l’autre dans l’alignement de la maison à pans de bois du XVI°. Les importants arcs de grès du rez-de-chaussée ouvrent intégralement ce niveau sur la rue. Deux de ces arcs sont soutenus par un poteau vertical de bois restitué récemment. Les appuis de fenêtres du premier étage ont été baissés, une des ouvertures divisée en deux modules plus petits. La hauteur de l’allège des lucarnes actuelles, anormalement hautes par rapport au niveau du plancher du deuxième étage, prouve que des pignons existaient, dans la continuation du faîte des toitures.
Ces pignons, communs à ce type de maisons, ont du être écrêtés peu après leur construction suite aux édits de la Ville imposant leur démolition pour des raisons de sécurité et d’écoulement des eaux de pluie. Les toitures coupées en croupe, perpendiculaire à la rue, témoignent de ces vicissitudes des lois de la Ville en matière de construction. Cependant, les témoins permettent de reconstituer l’ensemble en pierre des larmiers, cordons et appuis des baies. Les profils de ces moulures seront repris des modèles existants. Les fenêtres retrouveront leur proportions d’origine. Un tas de grès sera monté sous le niveau des cuillères des deux piles de gauche. Ce niveau, assez bas, indiquerait un rehaussement progressif du pavement de la rue de la Monnaie.
Le dessin des pignons était donné par les volumes des charpentes. Henry Wibaux a choisi de leur donner un profil simple à deux pentes avec épis de briques, et de les percer de deux petites fenêtres reprises du modèle ordinaire. La nouvelle maçonnerie sera montée en brique pour les parties anciennes et il a été suggéré d’y insérer un cartouche portant la date de la restauration. Les maisons étant aujourd’hui isolées, l’alignement classique de la rue ne serait pas rompu par l’élan vertical des pignons.
Alors que l’on dégagera les poutres de linsoir cachées sous le ciment du rez-de-chaussée, les poutres modernes, posées trop bas mais soutenant tout l’édifice, seront cachées par une vitre opaque.
Une ossature en charpenterie avec imposte à vitrages sertis de plomb et ouvrants à guillotine sera posée à chaque fenêtre. Les vitrines du rez-de-chaussée resteront malheureusement pour l’instant en l’état. Enfin un badigeon de chaux ocre clair protégera l’ensemble et les gresseries seront noircies .
La reconstitution de pignons disparus comme nous l’avions relevé pour les immeubles place Louise de Bettignies, pose cependant question. Il faut se féliciter de l’attention qui préside à la qualité de la restauration de ces façades ; ces maisons retrouveront une cohérence et la rue de la Monnaie y gagnera en allure.
Cependant, cette démarche de restauration affirme un état ancien qui fut éphémère : elle efface une autre histoire de la ville. Il faudrait prendre garde de ne pas la généraliser. HM
Pourquoi peut-il être inconvenant de vouloir restaurer les anciens pignons ?
Depuis le XIIIe siècle, l'échevinage de Lille édicte des lois sur les formes et les conditions de la construction dans l'enceinte de la cité. La maison en maçonnerie, succédant au XVI° siècle à la maison en bois a pignon sur rue, usuellement dénommée maison "à triangle", va transformer radicalement l'art de construire en ville et la physionomie des rues. Le 14 février 1566, une ordonnance de la ville stipule : «Doresenavant tous ceulx ou celles qui vouldront faire faire et édiffier aulcunes maisons en ceste dicte ville seront tenus faire faire les devantures (façades) que les costés et le derrière de leurs dites maisons, de pierres ou briques, de faire les murs aux costés d'icelles maisons moicturiers (mitoyens), et les eslever plus hault que les dits ediffices de 3 à 4 piedz et le noquier (nochère ou chéneau) chacun à part sur son héritage et non aultrement. » (cité par Paul Parent, l’Architecture Civile à Lille au XVIIe siècle, Emile Raoust, Lille 1925, p. 58 - 59.)
Fondamentalement, cette simple ordonnance, de caractère technique, prélude à une profonde transformation du décor des rues de la ville qui se poursuivra de manière ininterrompue pendant plus de trois siècles. La pierre et la brique comme matériaux de structure de la construction, l’obligation d'une toiture à deux versants contenue entre l'élévation des murs mitoyens et la présence affirmée du chéneau en façade seront les trois traits fondamentaux qui gouverneront les conditions d'évolution de la composition des façades de l'architecture civile lilloise.
L’obligation d’émergence du mur mitoyen (moicturiers) en toiture, afin d’éviter toute propagation d’incendie par les combles, conduit à l’inversion du sens de la toiture, donc l’abandon de la figure emblématique du pignon sur rue. L’économie des matériaux y trouve son compte. L’essartage continu des forêts au profit des terres agricoles a rendu cher le bois de charpente, alors que les progrès de fabrication des briques ont permis de diminuer leur coût de production. Il devient donc plus économique d’adopter une toiture à faîtage parallèle à la rue, portée par cinq pannes jetées d’un mur mitoyen à l’autre. L’émergence réglementaire permet aux échevins de vérifier de visu depuis la rue l’existence réelle du mur mitoyen entre les combles ; cela formera la figure du wimbergue, caractère permanent de la physionomie des toitures. A partir de ce moment, l’histoire de l’architecture civile lilloise se distingue des évolutions des autres villes marchandes des Flandres qui gardent leurs maisons à pignon sur rue, comme Amsterdam, Bruges, Gand, Anvers,..., où les évolutions des formes et du décor des pignons exprimeront les transformations du goût bourgeois pour l’ornement.
Une autre volonté de l’ordonnance est de réaliser les descentes d’eau de chaque maison chacun à part sur son héritage, afin de collecter et garder ses eaux avant de les évacuer sur la chaussée ou le canal. Cette distinction fonctionnelle va servir un trait de composition de façade : la proéminence du chêneau qui progressivement s’identifie à la corniche et à l’entablement qui couronnent la façade, selon les dispositifs réinventés par la Renaissance plus d’un siècle plus tôt. Cette figure d’architecture fut localement dénommée « annillure » dans les ordonnances de l’échevinage. Ainsi le chêneau débordant, souligné de frises et ponctué par des corbeaux ou consoles, manifeste clairement les limites de la figure architecturale de la façade. La toiture se retrouve évacuée de l’attention comme de la composition ; il faudra attendre la fin du XIXe siècle et l’ouverture de rues plus larges pour que les toitures reviennent jouer un rôle significatif dans le paysage urbain.
Bien évidemment, comme toutes les lois de l'échevinage, celle-ci fut plus ou moins observée par les bourgeois de la ville construisant ou reconstruisant leurs anciennes maisons de bois. L'attachement des bourgeois de Lille à la figure du pignon sur rue fut vraisemblablement très affirmé, comme le montre le petit dessin représentant une suite de façades à pignons romans et de pignons à volutes de la place du Lion d'Or (A.D.N. 130H32, cité par J-D. Clabaut, Les caves médiévales de Lille, p.103). Pourtant, le principe d'abandon du pignon fut constamment réaffirmé par le Magistrat, notamment pour des raisons de sécurité lorsque les pignons trop lourds de maçonnerie, perchés sur des façades largement évidées, venaient à s'effondrer dans la rue et sur les passants, mais également après 1668 pour des raisons de modernité française. L’esthétique de la rue fut assurément un enjeu idéologique : abandonner la figure ancestrale du pignon sur rue au profit d’une toiture établie à 2 pentes avec « wembergues et annillures » fut dès la fin du XVII° siècle la manière lilloise de marquer, par le spectacle des façades dans la rue, son rattachement au Royaume de France. Lorsqu’on s’attarde aujourd'hui à regarder la physionomie des toitures dans le Vieux-Lille, on rencontre souvent des formes de toitures à croupe, élevées au-dessus de façades du XVII° ou du XVIII° siècle. Il s'agit bien évidemment d'anciens pignons lillois et, pour partie d'entre eux, issus de la charpenterie des maisons de bois, qui furent progressivement rabotés pour convenir aux exigences conjuguées d’une esthétique et d’une réglementation.
Les restaurer aujourd'hui comme hier relève d'une amnésie sur l'histoire de la réglementation urbaine et architecturale lilloise et d’une absence d’intelligence sur le sens à donner aux lois qui présidèrent ici aux évolutions de l'art de bâtir. C’est sans doute sympathique, mais assurément à contre-sens des singularités de notre histoire. DJF